Archive for the 'rapport au sol' Category

Photographies n°7, 84, 147 et la 3 dans le désordre.

Ce matin je regardais trois ou quatre images de Nicole Garreau…
Je les lisais
plutôt
car elle ne les montre pas,
en effet elle les décrit.
J’aime cette façon qu’elle a de faire,
sans montrer,
comme quand tu te décilles les yeux au musée
afin de décortiquer une sculpture, un tableau ;
tu n’as que tes deux prunelles pour explorer la subtilité de la touche,
des tons,
les différentes couches et sous-couches,
l’avant,
l’après,
le temps,
les hésitations de la confection,
les repentirs,
les transparences,
les nuances…
Toute cette attention qu’il a fallu pour que ce tu lis aujourd’hui soit
si interpellant,
si universel.
Ou pas.
La lecture faite
tu prends un peu de recul et reconsidères la chose
recomposant le puzzle de tes impressions
de ces micros-instantanés
de ces parcelles de riens qui forment un tout afin que l’assemblage fasse sens.
Tu as pris du temps…
Tu as laissé du temps au temps,
puis tu passes à l’œuvre suivante
que tu as repéré bien avant d’un coup d’œil circulaire
attaquant l’entrée ou les entremets
avant le plat de consistance et/ou les desserts.

Photographie n° 7

La vieille dame se frotte les yeux : bien sûr, ces images ne sont ni classées ni annotées, mais aussi étrange que cela puisse désormais lui paraître c’est bien elle sur ce cliché. Elle peut le jurer. Elle il y a longtemps, elle « avant ». Mais avant quoi ? Avant la vieillesse, la fatigue, la résignation ? Avant la sérénité de celle qui arrive au bout ?

Elle ne saurait dire la date exacte ; elle sait seulement que c’est une photographie du tout début de ces années-là — des brèves années d’envols et de chutes rapprochés. C’est une photographie rectangulaire, de format 9 x 13, avec les couleurs assez peu tranchées des films Kodak® de cette époque. Nous sommes à l’aube des années 1980. Après mai 1981 et avant mars 1983, certainement. Nous sommes persuadé(e)s que le Grand Soir est arrivé. Action Directe n’est pas encore interdite ou vient juste de l’être. Tonton ne nous l’a pas encore mise à l’envers en suivant les traîtres Rocard et Delors. L’air est à l’aventure.

Même si elle les mélange un peu entre eux, elle se souvient de ces voyages. Des expéditions à deux, trois ou quatre personnes parfois ; seule souvent. De ce qui déjà, malgré son relatif jeune âge, faisait office de dernier combat. Elle se souvient du Gris de Boulaouane, elle se souvient des Mercalm® dont il fallait enlever la petite pellicule colorée, elle se souvient des buvards, elle se souvient des enveloppes d’herbe. Elle se souvient des routes au bord desquelles elle déambulait, nez au vent, ou sautant d’automobile en camion, de plan glauque en utopie, sans bien réaliser que la « galère » qu’elle était alors si souvent persuadée vivre serait, bien des décennies après, une petite madeleine. Sa madeleine.

Sur l’image la canadienne — la vieille canadienne couleur de terre — est plantée sur un carré d’herbe, au bord de la Seine, dans une banlieue plutôt chicos éloignée de Paris. C’est l’été (donc 1981 ? 1982 ?). Il y a sans doute des péniches au loin mais le faible piqué de la photo ne permet guère d’être plus précise quant aux arrières-plans. Sur le devant de l’image, dans ses habits informes la fille assise près de la tente pourrait avoir n’importe quel âge entre quinze et trente ans, et accoutrée ainsi, si l’on ne regarde pas attentivement l’image, il paraît même difficile de lui donner un genre. C’est un riverain qui, prétextant une « révélation », l’avait photographiée là, et était revenu le surlendemain lui donner un tirage. Elle savait ce qu’il espérait en échange, mais il n’eut rien d’autre qu’une vague promesse, un discours pseudo-maoïste et une taffe sur un pétard. Qu’en avait-elle alors à cirer, de ses photos ? Qu’est-ce qu’un type comme lui comprenait aux filles comme elle, à la route, à la Révolution ? Que savait-il d’une perdition en devenir, d’une perdition qui persistait à taire son nom ?

C’est drôle. Elle avait donné rendez-vous à une amie qui n’était jamais venue et elle était restée là à l’attendre, durant quelques jours. Quelques jours passés à dessiner, à faire la manche, à aller tout dépenser au bistro du bout des berges, à accorder des sourires pour quelques bières supplémentaires.

C’était moche. C’était beau.

C’était cette photo.

Et la Révolution ? Bah elle n’eut jamais lieu.
(Nicole Garreau).

Finca vigia… Ou comme j’aurais voulu m’appeler Ernest.

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Après un mauvais déjeuner je décide de me taper la Finca Vigia
Inutile d’attendre, il est encore tôt dans l’après-midi, j’ai toutes mes chances de profiter de la maison.
Re-traverser en diagonale les rues bigarrées
Attente interminable sous le cagnard à l’arrêt du bus P7
Je suis le seul « étranger » dans le flot de gens qui attendent
El ultimo ?
Je me range derrière un clodo sympa…
Je le vois partir, sous mon nez, dans le premier bus arrivé au bout d’une demi-heure…
Le suivant sera le bon,
long à venir…
Cagnard.
Oui, je l’ai déjà dit… 35°c komême (sic).
Trois quarts d’heure plus tard.
Je suis primero à entrer.
Les gens s’entassent comme ils peuvent
le double-bus est vite bourré.
Nous roulons,
je suis rêveur à la fenêtre
Le chauffeur m’oublie
je me fais donc le terminus avant d’être conduit à destination, par le P2, en sens inverse.

A la Finca Vigia, chez Ernest Hemingay. from luc lamy on Vimeo.

Arrivé, j’ai moins d’une heure pour n’imprégner de l’endroit.
Le lieu est préservé de façon irréprochable…
D’emblée le charme opère
cinquante-sept ans plus tard
tout est prêt !
Le lit est fait
les étagères époussetées,
les trophées intacts
le mobilier impeccable
les petits souvenirs et les photos de sa vie sagement posés,
les bouquins par centaines attendent.
Tout est rangé comme s’il devait revenir d’un instant à l’autre.
Dans mon malheur de devoir me dépêcher,
j’ai de la chance,
il n’y a pas (ou plus) de touristes vu l’heure tardive…
Je suis quasiment seul à profiter de la maison,
du jardin,
de la piscine,
oui,
Ava s’y est baignée nue,
Ernest aurait décrété qu’il interdisait qu’on vide la piscine après…
J’aurais fait pareil, j’avoue.
Que dire de ce lieu, sinon que tu comprends l’expression « havre de paix » ;
d’emblée en remontant vers la demeure tu te sens chez toi et,
en y repensant,
c’est de ça dont il s’agit ;
tu sais qu’il va te falloir quitter tout à l’heure,
ce lieu,
qui respire le bon vivre,
l’inspiration.
Rentrer en Europe.
La frustration de ne pouvoir se balader librement à l’intérieur est vite comblée par la transparence architecturale, la villa coloniale est aérée aux quatre coins :
la fenêtre à guillotine est faites pour faire circuler l’air et le regard,
se coincer les doigts,
de l’intérieur vers l’extérieur et vice et versa.
Curieux bonhomme dont, au delà des livres, me reviennent en mémoire ses nouvelles et sa correspondance en quarto chez Gallimard… Qui me le firent le re-aimer par delà les lectures obligées et barbantes de « La perle », « L’étranger »… « Le vieil homme et la mer »…
Je confirme,
seul le dernier est de lui.
lol comme ils disent maintenant.
D’un côté les quatre tombes de ses chiens, Black, Negrita, Linda et Néron, près de la piscine ou la trentaine de chats qui hantaient la demeure et ses environs et de l’autre, tous ses trophées de chasse (Bambi, la maman, c’est lui, si-si, maintenant j’en suis sûr, les dates correspondent) deux ou trois squelettes de crânes de fauves, des bouts de bois flotté, des coraux, les coquillages son intérêt pour la nature… Une époque mon bon monsieur.
J’y reviendrai à la fin du séjour
l’avant dernier jour…
A la Finca Vigia
d’où l’on voit La Havane au loin.


Ernest Hemingway… Finca vigea. from luc lamy on Vimeo.

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Cette forme d’autoportrait « à deux » chez Denis Roche.

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19 juillet 1978. Taxto, Mexique. Hotel Victoria, chambre 80.
Tout est dans le titre,
bien des années après,
je tourne et je retourne ces images,
ce désir de se fondre à/dans l’autre,
de ne faire « qu’un » dans le reflet.
Être à deux seul(s).

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Et puis en faisant des petites recherches autour de cet autoportrait, je me souviens de cet article inspiré des entretiens avec Gilles Mora et Denis Roche sur ces quatre images.
Je te laisse avec lui.
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à lire : La photographie est interminable : entretien avec Gilles Mora / Denis Roche. – Seuil, 2007.

En l’absence de bayadère tu te contenteras d’elle et des coussins.

En l’absence de modèle
se posant sur les chaises
les coussins
le dossier de la Eames
la Marilyn et les stores
le soleil offre au lieu
des trapèzes de lumière rasante
patchwork de panneaux éclatés,
au sol comme aux murs
puis à la surface du polaroid.

Attendre deux minutes
décoller délicatement le négatif du papier
humer la chimie
goûter des yeux
cette légère brillance
avant séchage.

La lumière est ton modèle.
En l’absence de bayadère tu te contenteras d’elle
et des coussins.

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Le monsieur et son curieux appareil.

Petit à petit,
dans sa famille d’adoption,
de substitution,
si vous préférez,
il était parvenu à se (re)faire
discrètement
un album souvenir
grandeur nature
de son autre famille,
la vraie !
Du moins de ce dont il se souvenait ;
celle où son grand-père avait une place de choix,
souvent il allait à la pêche avec lui
grand-père lui racontait des histoires à dormir debout
mais il adorait y croire tant c’était merveilleux et terrible à la fois.
Et puis, il y avait sa mère
veillant sur sa petite sœur qui venait de naître
après le départ du paternel
et sa grande demi-sœur
qui venait à la maison aux fêtes et aux grandes vacances
et qui était aussi belle que sur la photo
elle apportait des chocolats de la ville,
de Los Angeles où elle travaillait dans un bar,
quelle chance ils avaient, les clients !
C’est vrai qu’elle ressemblait à un ange.
Puis, il y avait Youlou,
son chien
(qu’il adorait plus que tout)
et qui n’avait pas son pareil pour courser les lapins
sans oublier Blanchette,
sa vache,
bien sûr,
qu’il menait à la prairie.

De son père,
il parlait très peu…
Il avait disparu un soir,
une histoire de cigarettes.
« Ici quand tout vous abandonne
On se fabrique une famille »
comme disait l’autre.

Le monsieur était venu très tôt le matin
pour avoir un « éclairage rasant » qu’il avait dit,
lui,
il pouvait se mettre où il voulait,
alors il s’était posé là,
sur la chaise,
un peu en retrait,
derrière le buffet où étaient rangées ses affaires
et l’adresse de sa sœur.
Le monsieur faisait le reste,
avec son appareil.


Walker Evans (American, 1903-1975), West Virginia Living Room, 1935
West-Virginia Living-room 1935
Walker Evans
(American 1903-1975)

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